L’antipode du cyclope
Par Syro
Quand une nouvelle passion nait, une notice géante devrait apparaitre en caractères gras et surlignée dans le champ de vision centrale :
ATTENTION, FORT RISQUE DE DILAPIDATION DES AVOIRS ACTUELS POUR FINANCER CE NOUVEAU PASSE-TEMPS.
Que ce soit pour la musique, les LEGO, la peinture ou la philatélie, chaque passion comporte son lot d’investissements, certaines plus coûteuses que d’autres. La passion pour le 7e art se positionne assurément au top 10 des passions les plus onéreuses qui soient. Ma première caméra, payée avec mon maigre salaire de commis d’épicerie, m’avait couté 1 000 $ en 1989. Une super VHS Zenith avec les fonctions vidéo et audio dub … je pouvais faire du montage directement sur la caméra. Je pouvais même ajouter des titres et émoticons : avant-gardiste cette Zenith. J’en ai fait des heures de tournage avec cette S-VHS! Les cassettes s’empilaient au fil des idées qui déferlaient dans ma tête. Courts-métrages, essais humoristiques, documentaires sur l’incohérence de mon école secondaire. Tout était prétexte à être éternisé sur bande magnétique. Puis, quelques années plus tard, vint le numérique, la fin du montage linéaire et de la copie de copie de recopie analogue….
C’était à l’été 1997, Pédro, un ami que j’avais rencontré par le billet d’une troupe de théâtre dont je faisais partie, avait pour mandat de monter la publicité de notre prochaine pièce, AURORA. Il était là, devant son écran, découpant les séquences d’images et les disposant à sa guise à l’aide de la sourie et du clavier de son PC. Voyant mon intérêt et par manque de temps, Pédro me plaça aux commandes du montage. 3 jours et trois nuits plus tard, j’avais la tête d’un zombie « Double Tapé », mais, j’avais réalisé une pub. Étrange et psychédélique, j’avais du tout essayé sur ce Adobe Premiere V4. … J’étais fasciné. Étonné du résultat, Pédro avait alors appelé ma conjointe de l’époque pour lui parler de mon potentiel de vidéaste et de l’outil que je devais « absolument » me procurer… un iMAC bulle. Un ordinateur pensé et conçu pour les véritables passionnés de l’image et de l’esthétisme numérique. Nous venions tout juste d’investir dans une caméra numérique Sony Handycam. Un 1 200 $ qui avait vidé nos inexistantes économies de musiciens subventionnés… alors, imaginez, 3 500 $ pour un ordinateur!
Dans un texte à venir, je vous parlerai peut-être de cette mystérieuse mécène Mme Bleue, grâce à qui cet outil hors de prix s’était retrouvé entre mes mains… Ce fut ma première véritable régie qui me donna mes premiers véritables contrats comme vidéaste. Je croyais alors pouvoir tout faire et de façon professionnelle. En réalité ce n’était que le commencement d’une longue épopée, d’achats, d’essais de revente et de rachats.
Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, mon entreprise requiert quatre ordinateurs performants dont l’un a franchi la barre des 13K$ à l’achat, des serveurs de 40 Tb sécurisés pour archiver les projets, une caméra stéréoscopique 8K, une Titan 360 11K, une InstaPro 1, deux caméras ciné 6K, trois caméras d’appoint 4K, un drone, une multitude de moniteurs de référence, un grand nombre de lampes de cinéma, des réflecteurs, des trépieds, des jibs (grue de tournage), des stabilisateurs robotisés… sans parler de tout ce qui est dédié à la captation et au traitement audio. Ma passion pour le court-métrage en réalité virtuelle exige beaucoup de performances pour le traitement numérique, une quantité d’accessoires dispendieux mais combien nécessaires, d’innombrables capteurs et beaucoup, beaucoup de lentilles. Oui, cyclope, toi qui me juges de ton œil sceptique, nous humains, n’avons que deux yeux, mais ces multiples lentilles sont indispensables à la réalisation de nos lubies créatives.
Au fil de ma carrière, c’est plus d’une centaine de milliers de dollars qui ont été dispersés dans cette passion qui est devenue mon métier, ceci sans compter le temps investi.. Plus d’une centaine de milliers de dollars pour toujours augmenter la qualité esthétique et explorer les possibilités du numérique. Avoir une passion est une maladie grave… et c’est contagieux… demandez à mes fils. Évidemment, aujourd’hui, je gagne ma vie grâce à ces investissements incalculables, ce que j’imagine mal avec un DADA pour les trains miniatures… mais là encore, avec beaucoup de temps et d’investissements, qui sait.
Donc, à toi, philatéliste visionnaire qui voit éventuellement la poste traditionnelle se dissiper, à toi, harmoniciste qui recherche le son Thielemans, à toi la tricoteuse de laine destinée à la courtepointe lit queen, voici la notice:
ATTENTION, FORT RISQUE DE DILAPIDATION DES AVOIRS ACTUELS POUR FINANCER CETTE NOUVELLE MALADIE…
Un conseil, ne jouez pas les cyclopes borgnes et manchots, gardez l’œil ouvert sur le seconde main.